24-04-2024 08:28 AM Jerusalem Timing

Combattantes violées de l’US Army: "l’épidémie silencieuse"

Combattantes violées de l’US Army:

Karen Lajon, grand reporter au JDD, évoque le livre de la journaliste française Alexandra Geneste et du photographe François Pesant sur les victimes d’agressions sexuelles dans l’armée américaine.


Les hommes politiques ont souvent de l'inspiration ou le sens de la formule. Ainsi Leon Panetta, patron du Pentagone en 2012, qualifiait-il le viol dans les rangs de l'armée comme "une épidémie silencieuse".

Quelle mouche le piquait? Un film, en réalité,The Invisible Warde Kirby Dick, qui venait de remporter en janvier le prix du Sundance Film Festival. Une dizaine d'anciens combattants victimes d'agressions sexuelles sortent du silence. Le film fait l'effet d'une bombe au Pentagone. La journaliste française Alexandra Geneste et le photographe François Pesant travaillent déjà de leur côté sur le même sujet.

Fins connaisseurs des États-Unis, le tandem veut donner une voix à cet "ennemi Intérieur". Cela donne un magnifique et très pudique recueil de témoignages de femmes et hommes violés, photographiés avec beaucoup d'humanité. Un sujet douloureux, alors que le Président Barack Obama entame les deux dernières années de sa présidence en s’apprêtant à faire ce qui lui répugne le plus : la guerre. Et pire encore, à envoyer des troupes au sol afin de combattre les terroristes de Daesh, en Irak et en Syrie.

A la télé et dans la vraie vie

Vous pouvez toujours regarder avec attention la série télé, American Wives, pas un épisode ne relate d'incidents de viols dans l'armée des Etats-Unis. Si l'un des personnages, Claudia, la femme du Général Holden, subit un assaut de ce type, ce n'est pas par un affreux soldat yankee, mais par un sombre Paolo qui finira par s'en tirer, grâce à une immunité diplomatique douteuse.

American Wives est une radioscopie du fonctionnement, hors champ de bataille, de l'armée américaine. On y dissèque la hiérarchie, les gradés et les subalternes, les rapports entre conjoints, l'homosexualité ou même la PMA. L'armée procure des bourses pour étudier, une assurance santé, une maison en fonction de son rang, bref une protection sous forme de bulle aseptisée sur laquelle il ne faut surtout pas souffler, au risque d'être exclu du groupe.

Mais la seule chose qui n'existe pas, dans ce monde édulcoré de la vie  militaire, et où les généraux habitent de magnifiques demeures typiques du Sud des Etats-Unis, c'est le viol. Et bien dans la vraie vie, c'est pareil. Le tabou est quasi total.

"80% des victimes ne rapportent pas le viol", souligne Alexandra Geneste. "Quand, elles ou ils, en ont le courage, la première personne à laquelle ils s'adressent, c'est leur commandant d'unité. Hors, ce dernier a tout intérêt à camoufler ce genre d'incident parce que cela voudrait dire qu'il ne tient pas ses hommes. Donc, le viol est la plupart du temps passé sous silence, et la victime est renvoyée au bout de quelques semaines ou de quelques mois".

Une US Marine qui ose parler

C’est ce qui est arrivé à Carri Leigh Goodwin, US Marine et fille de Marines. (voir photo)

Violée deux fois par un caporal qui la piège, l'enferme à clé, la frappe au visage, la sodomise puis la menace de représailles si elle ose parler, Carri va pourtant parler. Une rareté. Elle le paiera. Certes, le caporal est remplacé, mais son successeur lui en fait voir de toutes les couleurs, solidarité masculine oblige. Les hommes en uniforme n'aiment pas les balances. Carri avait 17 ans, elle voulait être infirmière. Elle rentre chez elle, boit et avale les antidépresseurs prescrits par le médecin militaire. Elle ne se réveillera pas.

"L'armée savait qu'elle renvoyait chez elle une bombe à retardement qui faisait tic-tac, et ça pendant cinq jours", explique aujourd'hui son père, Gary Noling. Après plus rien, le silence et les questions. Et des réponses que Gary Noling, trouve le lendemain de la mort de sa fille dans les journaux intimes qu'elle a laissés dans un sac pas même ouvert. "L'armée est dirigée par une bande de sexagénaires qui se comportent comme au bon vieux temps", avoue tragiquement Gary, admettant ainsi que sans doute, à son époque, c'était déjà pareil. "Le silence, le déni commencent d'abord et avant tout au sein de l'armée", souligne encore Alexandra Geneste.

Ce sont ainsi onze témoignages, onze drames relatés par un parent, une victime, par une femme ou un homme. Le désarroi traverse les mots et les visages. Le travail en duo du journaliste et du photographe fonctionne subtilement. Donner une voix, mettre un visage sur des années de souffrance, de silence et parfois de disparition.

Forcer l'armée à ne plus tourner les regards. On est dans l'Amérique blanche et noire, on est dans l'Amérique des laissés pour compte, de ceux à qui on fait miroiter nation, patrie, bonheur et réussite. Les chiffes viennent balayer ces certitudes de pacotille. "Le viol est si répandu dans l'armée américaine, que les femmes militaires déployées en Irak ou Afghanistan risquent davantage d'être agressées par un autre soldat que de tomber sous le feu ennemi".

Juger les violeurs en dehors des tribunaux militaires

Lorsque Sherry Kurtz s'engage en 1985, elle a dix-neuf ans. Elle est affectée en Allemagne. Les premiers mots de bienvenue cinglent, "Eh viande fraîche, regardez, de la viande fraîche arrive". Elle ne trouve pas cela forcément élégant mais n'en mesure pas tout le danger. D'autant que ses frères d'armes sont là pour l'épauler, en cas de pépin. Du moins c'est ce que dit le manuel. "Je me serais battue et j'aurais perdu ma vie pour eux".

En réalité, elle ne connaîtra que le "train", le nom de code pour un viol collectif. Six gars lui tendent un traquenard, la drogue et lui passent dessus. A la fin de leur sale besogne, l'un d'eux lui lance, goguenard, "Sherry, tu es toujours ma petite sœur, pas vrai?". Elle tombe enceinte. La hiérarchie l’enjoint de ne pas porter plainte. Mieux, elle la rétrograde et lui impose des corvées supplémentaires. Alors des années plus tard, quand sa propre fille lui annonce qu'elle veut à son tour entrer dans l'armée, le monde se disloque, et elle lui parle de l'innommable. Elle écrit un livre M, qui veut dire Military(armée) en anglais. "Il n'existe pas de procédure judiciaire", poursuit Alexandra Geneste.

"Il y a sept projets de loi qui sont à l'examen en ce moment au Congrès, et beaucoup ont déjà fini dans les tiroirs parce que cela dérange la hiérarchie militaire. Ce qui est demandé en fait par les victimes ou leurs familles, c'est que ce pouvoir décisionnaire soit retiré des mains des commandants d'unité et qu'il soit transféré à des procureurs militaires indépendants, comme c'est le cas en Australie, au Canada ou encore en Angleterre, et où cela semble fonctionner. Cela marquerait ainsi la fin de cette impunité". On en est loin. L'idée en a été rejetée en bloc en juin 2013 par les chefs militaires issus de tous les corps de l'armée. Et annuler un verdict de cour martiale faisait encore partie des prérogatives du pouvoir discrétionnaire des commandants, l'année dernière.   

Des hommes violés, aussi

"Ils m'ont livré aux chiens. J'étais jeune et sans défense". Ce n'est pas une femme mais un homme qui s'exprime. Là, réside aussi la force de l'ouvrage. "90% des agressions sont commises par des hétérosexuels. On est dans des actes d'abus de pouvoir qui se manifestent par le sexe et les hommes sont encore plus réticents à en parler. 80% gardent le secret".

Au malheur de Billy Capshaw vient s’ajouter que son violeur n’est pas n’importe qui. Le soldat qui abuse de lui s'appelle Jeffrey Dahmer, celui qu'on surnommera plus tard le "cannibale de Milwaukee", l'un des plus tarés des serial killers que compte l'Amérique et qui n'a pas encore fait la Une des journaux. Pendant dix-huit mois, ce sont viols et tortures à répétition. Si la hiérarchie remarque les cocards et la dépression de Billy Capshaw, elle ne lève pas un sourcil. A tel point, que c'est même sous le prétexte fallacieux d'abus d'alcool que l'armée renvoie le prénommé Dahmer.

Une "libération honorable" lui est même octroyée. Capshaw s'en tire moins bien. Quand il quitte l'uniforme et rentre chez lui, il n'en ressort que cinq ans plus tard. "Mon âme avait disparu".

Comment peut-il avouer à son propre père, vétéran de la Navy, qu'il s'est fait violer? Il ne lui dira jamais et attendra vingt-six ans avant de se confier à un médecin. "L'Amérique est une superpuissance qui prêche la liberté et le respect des Droits de l'homme, qu'attend l'armée pour se débarrasser de ce fléau? Je suis prêt à mourir pour une balle mais pas à être violé".

En tête de chacun de ses rapports sur les abus sexuels, le Pentagone écrit systématiquement: "L'agression sexuelle est un crime qui n'est pas toléré, pardonné ou ignoré au sein du DoD (Department of Defense). Il s'agit de l'un des plus graves défis auquel notre armée est confronté". En effet, seuls 8% des agresseurs tombent sous le coup de la loi.

Source: lejdd.fr