28-03-2024 08:55 PM Jerusalem Timing

Un chercheur français : "Les frappes aériennes font le jeu des djihadistes"

Un chercheur français :

Daesh compte sur le fait que les bombardements aériens sont toujours accompagnés de bavures.

 

 

 

 

 

 

 

 

Après plusieurs semaines de frappes aériennes des Etats-Unis et de leurs alliés contre les positions de l’Etat islamique autoproclamé, un fort sentiment prévaut dans la région que la seule intervention aérienne ne résoudra pas la crise née de l’expansion du mouvement djihadiste.

« Essayons autre chose », suggère, dans un entretien à Rue89, Cyril Roussel, géographe spécialiste de la construction territoriale en Irak et en Syrie.
Ce chercheur français est présent sur le terrain depuis 1997 et poursuit son travail, depuis quatre ans, à partir de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), en Jordanie.

Dans ce qui suit des extraits de l’interview effectuée avec ledit chercheur français :

« Ce qui est important pour comprendre le fonctionnement de Daesh, c’est la manière dont il s’attache au contrôle d’un territoire. Et pourquoi le message qu’il délivre fait autant d’émules au Moyen-Orient comme en Occident. Pour aller vite et remettre les choses en perspective : les prémices de réseaux djihadistes de type Al Qaeda (dont Daesh est issu et dont il s’est ensuite séparé) sont apparues en Afghanistan dans les années 80 et plus tard en Irak avec l’intervention américaine en 2003.

Ils profitent de la cassure du système politique et de la destruction de la cohésion sociale, pour s’installer dans les villes de Falloujah et Ramadi qui vont, dès 2004, être les premières où se structure l’insurrection anti-américaine en Irak.

Ces villes vont devenir les fiefs de groupes comme Ansar al-Islam, et par la suite l’Etat islamique en Irak (EII), puis avec la constitution de sous-groupes en Syrie, il prendra le nom d’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Cela n’a donc surpris personne que Falloujah ait été la première ville irakienne prise par le Daesh en janvier 2014.

Rhétorique des djihadistes

Ce qui est un fait avéré, c’est que dans les pays en pleine déstabilisation de la région, la rhétorique qui fonctionne bien est basée sur :
·    l’anti-américanisme et la lutte contre les régimes arabes impies,
·    la lutte contre l’Iran et le chiisme (pour Daesh),
·    l’attaque et l’occupation par l’Occident des pays musulmans,
·    et l’idée folle de créer un Califat, rêve de territorialisation lié à l’histoire de l’expansion de l’islam sous l’empire abbasside.

Le territoire, assise importante pour l’EI 

A partir du moment où Daesh veut se donner un projet politique, il ressent le besoin de se définir une assise territoriale, de sortir de son fonctionnement de réseau terroriste qui se cache et travaille dans l’ombre. Le « Califat » permet de formaliser les choses avec, évidemment, les ressources qui vont avec et un projet d’avenir.

Mais surtout, le Califat permet de s’affirmer à l’encontre du découpage territorial Sykes-Picot, tel qu’il avait été pensé et mis en place par le traité de Sèvres et le traité de Lausanne après la Première Guerre mondiale…
Raqqa est la première région que Daesh va complètement contrôler et c’est loin d’être anodin pour qui connaît l’histoire régionale.

Le Califat, Raqqa, la stratégie des raids font partie de la rhétorique propagandiste utilisée dans les katiba (brigades armées). L’image de cette puissance s’inscrivant dans un contexte historique et religieux, devient un moyen de vendre, donc de recruter…

C’est un secret de polichinelle : les frontières entre l’Irak et la Syrie (comme celles de toute la région) ont toujours été très difficilement contrôlables… On est sur des territoires qui sont fluides, circulants. Contrôler ces frontières en période de paix, c’est déjà pas facile, mais en période de guerre !


Le bombardement changerait-il la donne ?

A partir du moment où une coalition revient en Irak (les Etats-Unis se sont retirés en 2011), avec des moyens militaires importants, et une aviation, et qu’elle prend pour cible les zones de présence de Daesh, leur stratégie va changer.

Ils vont être obligés de revenir sur un mode de guérilla urbaine comme ils savent très bien faire. Donc c’en sera fini du contrôle des grands espaces où ils pouvaient se déplacer, fini des camps d’entraînement au milieu du désert où on va recevoir des jeunes et les former…

Ils vont devoir revenir à un mode souterrain, sous-marin, auquel ils sont habitués. Ils vont se fondre dans les populations des grandes villes qu’ils contrôlent.

En Syrie, ils vont sans doute quitter les zones stratégiques, comme le barrage de Tabqa, et les espaces à découvert comme les zones militaires prises au régime, et se fondre dans la population, là où ils ont du soutien. Leur armement va être dissimulé, planqué.

L’attaque aérienne sert les djihadistes

Ce qui va se passer je pense, c’est que l’attaque aérienne va faire le jeu des djihadistes, qui la présentent comme l’attaque des Croisés, des Occidentaux, à l’encontre des musulmans.

On est là face à la concrétisation de ce qu’ils racontent depuis longtemps. Nous risquons d’assister à un renforcement de la communautarisation.
Faut-il rappeler que ces djihadistes ont des soutiens partout dans la région, comme à Ersal, une zone sunnite du Liban très hostile aux chiites (Hezbollah et le régime de Bachar), sur la frontière turque entre Gaziantep, Urfa et Mardine où se trouvent également les camps de réfugiés syriens, ou même à Ma’an en Jordanie.

Tous ces foyers plutôt favorables aux djihadistes sont identifiés, et contrôlés, mais pour combien de temps...

Daesh compte sur le fait que les bombardements aériens sont toujours accompagnés de bavures. Il pourrait y avoir des morts dans les quartiers populaires où ils se seront cachés, et les images seront largement diffusées dans leurs réseaux. En quelques mois, le discrédit pourrait s’abattre sur cette coalition.

Et leur rhétorique sera alors entendue partout en Orient sunnite : l’Occident soutient un gouvernement chiite en Irak, faisant le jeu de l’Iran.
A partir de ce moment, les mouvements de sympathie dans tout le monde arabe et des candidats djihadistes devraient se multiplier. Daesh en est persuadé, à juste titre…

A partir du moment où on est sur le schéma édicté depuis une dizaine d’années, sur ce clash Occident-Orient musulman, Daesh va recruter.

L’internationale djihadiste fonctionne, on l’a vu en Bosnie où 400-500 combattants tchétchènes, pakistanais…, sont venus en 1995 soutenir les musulmans bosniaques. Même si par ailleurs ça n’a pas vraiment collé entre eux, les Bosniaques n’étant pas aussi stricts que les autres.

Les frappes aériennes assimilée aux bombes à fragmentation

Ça a toujours fait ça dans la région ! Regardez l’Irak, l’Afghanistan, la Libye. Il ne faut pas oublier que les djihadistes n’ont pas que des armes, mais aussi de l’argent liquide. Même s’ils l’ont utilisé en grande partie, ils ont accès à des revenus par la contrebande de pétrole en Syrie et par un impôt prélevé auprès des habitants.

Bien sûr que les bombardements vont les affaiblir, et qu’ils vont devoir changer de stratégie, mais se replier sur leurs fondamentaux, et revenir à la guérilla urbaine, ne leur pose pas de problème. La frappe aérienne ne va rien régler.
Si l’Occident n’envoie pas de troupes au sol, il faudra bien mobiliser des troupes locales. Et qui va avoir à faire le sale boulot ?


Pour lire l’interview intégralement:

http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/19/chercheur-francais-les-frappes-aeriennes-font-jeu-djihadistes-255553